Coronachronique N°39 5/5/2020 par

📅 05 mai 2020

Coronachronique N° 39 (5/5/2020)

Cinquantième jour de confinement.

131 863 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

576 de plus qu’hier.

25201 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

243 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                    Nous poursuivons notre chemin vers la casbah. Ici, toujours, la convoitise est palpable et je sers contre moi l'appareil photo.

                    Les ruelles sont bordées d'échoppes et elles grouillent de monde. L'activité est intense que traduit la multiplicité des couleurs. C'est un chatoiement de laines, de tapis, de vêtements, de cuirs et de cuivres. A tout instant nous sommes alpagués par des commerçants et je me demande si cette manière insistante de provoquer l'achat n'est pas contre-productive. Parfois nous hésitons à nous rapprocher d'un article de peur d'être happés par les boniments du vendeur, d'être poussés dans la boutique, d'être isolés dans cette antre obscure par celui qui aura, en un éclair, déballé tant d'articles et pris soin de nous les attribuer en nous les faisant toucher qu'un refus de conclure nous paraitra une injure face à un tel déploiement d'énergie et de chaleureuse sollicitude. A ce jeu là, Jeanne est plus solide que moi.

                      Il y a ici les vendeurs et les artisans, les dealers, les cireurs de chaussures, les transporteurs, les physionomistes et les rabatteurs. On croit être anonyme mais on est repéré depuis l'entrée du souk. On vous y laisse vous y perdre et puis on vous hameçonne, on vous entoure, on vous prend en charge et sous prétexte de vous guider on vous mène "rien que pour le plaisir des yeux" à la source de la marchandise, chez le fabricant dont l'atelier regorge d'articles et qui, loin du vulgaire bonimenteur, vous chante la noblesse du savoir-faire et des règles de l'art.

                    Le vendeur s'adresse à moi. Jamais à Jeanne. Si nous échangeons avant la négociation comme manière de briser la glace, il s'adresse à moi, jamais à Jeanne. Jeanne n'existe pas. L'homme ne la regarde pas. Mais avant de se soumettre à une attitude culturelle, il sait qu’avec moi il a des chances de conclure. Il a saisi mes faiblesses, mon incapacité à négocier, mon indifférence lâche aux questions d’argent, ma vulnérabilité, ma niaiserie en affaire, ma fragilité à la séduction. Bientôt l'homme doit se rendre à l'évidence : il a une demi-portion devant lui et c'est à la femme qu'il doit s'adresser. Plus dure que lui en affaires, elle le fera ployer. La femme, ici, est la mère et l'homme en a peur.

                    En fin d'après midi, nous remontons vers le Riad. Sur l'extérieur des remparts, à l'est, nous surplombons le port de pêche qui est en train d'être agrandi nous explique un homme qui regarde la mer et qui ne nous demande rien. Des barques multiples sillonnent le partage des eaux dans le détroit de Gibraltar face à Algésiras. Elles semblent toutes se diriger vers l'Atlantique et elles alimenteront, notamment, le marché au poisson du grand Socco que nous découvrirons plus tard.

                    Nous rejoignons le Darnour et nous nous laissons prendre par la sollicitude naturelle d'un homme en jean, vêtu d’une petite chemise à carreaux à manches courtes qui nous explique le quartier avec tant de détails et de simplicité que nous sommes séduits. Dans ce labyrinthe, il n'est pas inconfortable non plus d'avoir un guide qui nous remet sur le chemin. Il nous raconte les grands propriétaires de palais magnifiques, les sagas familiales, les successions et les transmissions, il nous raconte Matisse. Mais plus nous rapprochons du Riad, plus l'homme s'apitoie sur son sort et nous regrettons qu'il n'ait pas conservé son autorité initiale qui nous suffisait à le rémunérer. Plus il avance et plus il se voute. Il ouvre sa chemise et montre à Jeanne une mauvaise cicatrice au ventre, une grosseur en cône coiffée des marques anciennes de points de suture. Un truc dégueulasse, soit, mais qui ne suffit pas à ses pleurnicheries car il sort d'un sac en plastique un flacon vide de ventoline consommé par son enfant asthmatique qu'il ne peut renouveler sans les 300 dirhams que lui demande le pharmacien. Nous les lui donnons. Il s'appelle Abdoul, l'esclave de Dieu. Et il nous bénit. Et nous entrons par son truchement dans le royaume d'Allah. Et nous sommes amers.

                    18h. Riad. Lectures et rédaction de mon journal. 19h. Photos de Tanger sur la terrasse. Louise se repose.

                    Des enfants jouent au football en bas du Riad sur la petite place que surplombe notre chambre. Ce sont des cris et des tirs de ballon qui s'écrase sur un mur blanc faisant fonction de but. Soudain une femme déboule et les chasse à grands cris avec un balai. Elle fait le tri entre les siens et les autres qu'elle repousse vers l'escalier qui descend de la casbah. Elle attend ses enfants de pied ferme armé du balai et elle ne peut pas les rater car ils sont obligés de passer par le goulet d'étranglement de la ruelle pour rejoindre le domicile. Ils hésitent à s'aventurer car elle est menaçante. Ils la toisent. Ils feignent un passage en force. Puis ils s'engouffrent dans la ruelle grâce à une feinte de corps. Mais le passage est si étroit qu'elle ne loupe aucun d'eux. Elle leur assène sans ménagement le plat du balai sur les fesses. L'un d'eux se met à pleurer. La scène me fait sourire et je rêverais de voir ainsi traiter certains de nos élèves suffisants et hautains !

                    20h. Louise et moi dégustons sur la terrasse un mojito, des olives et des fruits secs. 20h10, c'est l'appel à la prière. C'est le Maghreb. Le soir tombe. Mars, Neptune et Saturne apparaissent. La baie de Tanger s'illumine.

                    Nous dinons vers 20h30. Retournons profiter de la fraicheur du soir.

                    22h. Lecture et poursuite du journal.

A suivre …