Coronachronique N°38 4/5/2020 par

📅 04 mai 2020

Coronachronique N° 38 (4/5/2020)

Quarante-neuvième jour de confinement.

131287 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

308 de plus qu’hier.

24895 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

135 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                A la Librairie des Colonnes, Audrey nous attend, que nous ne connaissons pas encore. Elle est assise au fond du magasin. Elle nous salue discrètement et nous le lui rendons. Elle est co-directrice de ce mythique établissement où sont posés sur des tables et dans les rayons de la littérature en arabe et de la littérature en français, des essais et des romans, des classiques et des modernes. Je tombe sur Camus dont je viens de finir de lire le dernier roman inachevé et je ne m'étonne pas qu'il figure en bonne place car je suis en train de confondre Tanger et Alger. Je confonds l'abandon du protectorat et la décolonisation. Je confonds la guerre d'Algérie et les révolutions arabes. Enfin je suis au cœur des meurtrissures sur lesquelles précisément réfléchit un collectif d'auteurs dans un essai appelé "Le métier d'intellectuel" que je feuillette et dont je respire, avant de l'acheter, les pages parfumées à l'encre et au papier. Je ne connaissais pas cette enseigne mais Jeanne m'apprend que c'est un des lieux de rencontre de l'intelligentsia tangéroise. Elle cherche un ouvrage pour sa mère sur la broderie traditionnelle qu'elle a apprise au Maroc et qu'elle a enseignée jusqu'à son départ en 1960. Audrey nous le trouve et par ce truchement nous évoquons la disparition de l'artisanat, la rupture de la transmission des savoir-faire entre les femmes qui brodaient et celles qui apprenaient, l'oubli de la diversité des répertoires et des techniques de Rabat, de Fès, de Meknès, de Tétouan ou de Chaouen, l'école d'artisanat de M'sar où Josette avait travaillé, ce surprenant paradoxe par lequel une française détient encore entre ses mains un art local qui se meurt dans les musées, l'enfance de Jeanne et notre pèlerinage dans le quartier français. Or, il se trouve qu'Audrey a un passé commun avec des aïeux qui, comme ceux de Jeanne, ont enseigné au Maroc. Elles échangent leurs noms. Et peut-être que se mêleront l'histoire de leur famille.

                Nous rejoignons la mer par l'avenue Mohamed VI. Nous longeons un grand quai bordé de maisons françaises plus ou moins à l'abandon qui ont dû appartenir à des colons. Le quartier a cela d'étrange qu'il a gardé un certain lustre avec ses maisons basses et blanches alignées et ses balcons aux balustres élégantes. L'avenue est large et ombragée, la mer est à côté et des bars alternent avec des enseignes de transport maritime. Mais l'endroit est fréquenté par des drôles de loustics et ce sera la première fois que je ne me sentirai pas en sécurité. Nous sommes abordés par des dealers. Cela arrivera d'autres fois, à Chef Chaouen et à Tétouan. Nous sommes dévisagés par des types dont nous saisissons mal les intentions. Des regards insistants se portent sur mon sac et sur le Zeiss volumineux dans son bel étui de cuir luisant. Un homme au regard fou nous suit depuis quelque temps. Il nous propose de nous servir de guide. C'est peut-être un rabatteur de came ou de camelote, comment savoir ? Nous refusons ses services mais il s'accroche. Nous tentons de le lâcher par des demi-tours mais il n'est pas facile à distancer. Il n'est pas le premier à nous proposer son "aide" mais il n'a ni la verve ni la convivialité de ses collègues, il n'a ni la malice ni l'art du boniment qui pour être parfois exaspérant n'en reste pas moins inoffensif et rassurant.

                               Nous nous asseyons à une terrasse de café pour y prendre un thé à la menthe. Devant nous, s'étend un plan herbeux où vaquent des clochards. L'un d'eux qui était assis se lève et se rapproche du muret de pierre qui borde ce drôle de jardin. Il se déculotte. Il s'accroupit à peine et je le vois trembler comme un chien pour expulser difficilement ses besoins. Je n'ose regarder l'intimité qu'il nous impose mais sa dignité a dû foutre le camp depuis bien longtemps. Il est sale et barbu et il me surprend car je ne sais quel préjugé m’interdisait d’imaginer la mendicité au Maroc. Je ne soupçonnais pas qu'on puisse, ici, chier et crever dans l'indifférence d'un peuple qui n'a pourtant pas encore normé le travail et l'emploi au point d'exclure ses enfants non calibrés. Mais l'alcool et la drogue, nous diront Noredine et son frère Abdoul, font des ravages qui excluent ceux qui s'y adonnent des réseaux et des combines encore honorables.

                               Après s'être rhabillé, le clochard vient s'asseoir sur le petit muret qu'il enjambe d'abord malgré ses chancellements. Il reste là un moment, côté trottoir puis il repasse de l'autre côté où, sur l'herbe, il se déculotte et recommence à déféquer. Je tourne la tête à cause du dégoût qu'il m'inspire mais tout de même je reviens vers lui par des brefs regards pour savoir s'il parvient à se vider. Un long et gros étron lui sort enfin des fesses et je commente à Jeanne la progression d'une opération qui constituera probablement le seul et pénible travail d'un misérable parturient.

A suivre…