Coronachronique N°37 2/5/2020

📅 02 mai 2020

Coronachronique N° 37 (2/5/2020)

Quarante-septième jour de confinement.

130185 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

604 de plus qu’hier.

24 594 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

218 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                     Après la place de France, nous poursuivons notre chemin vers les lieux de son enfance. Nous empruntons le boulevard Pasteur et l'avenue Mohamed V. Elle ne se souvient de rien, pas encore, qui sait, ni du quartier duquel nous approchons, ni de l’appartement où elle a passé ses trois premières années, ni de ceux de ses oncles et tante tout proches. Elle ne se souvient de rien mais elle subodore quelque chose de confus. Quelle part de mémoire authentique lui reste-t-il dans les vagues souvenirs qui l’habitent, induits par les films 8mm en noir et blanc et par l’évocation du passé que son père et sa mère ont maintes fois ressassé ?

                    Elle marche. Elle tient une photo que ses parents lui ont laissée représentant l’immeuble. Elle appréhende qu’il ait été détruit et remplacé. Mais non. Il est bien là, sur une petite place, face à l’école bleue et blanche où son père et son grand-père enseignaient. Des voitures sont garées en épis devant un salon de thé qui siège au rez-de-chaussée. Il y a des vieilles Mercedes et on ne s'étonnerait pas d'y trouver encore des 404 Peugeot ou des Dauphines. Le coin de l’immeuble par lequel nous accédons est arrondi. Ce sont les balcons qui sont à l’opposé de la façade où elle est photographiée, derrière les rambardes à travers lesquelles elle regarde la rue comme surveillant sa future venue plus de cinquante an plus tard. Et elle se voit là haut, au quatrième ou au cinquième étage, elle ne sait plus. Elle se voit se regardant. Et si je ne suis pas de cette mémoire, je suis ému, pourtant, par cette rencontre.

                    Nous pénétrons dans l'immeuble où il fait frais par une vaste entrée en marbre. Deux jardinières ornent chaque côté d'une première volée de marches que nous empruntons pour monter jusqu'au 5ème étage. Cette entrée est le premier souvenir authentique de son enfance que Jeanne semble éprouver. La cage d'escalier est éclairée par de grandes verrières en rotonde qui donnent sur des immeubles blancs. Quatre portes d'appartements, deux à droite et deux à gauche, donnent sur un large palier. Une cinquième porte ouvre sur le service qui grimpe autour d'un escalier à vis. Il y a les bouches des conduits à ordure et des chaudières surannées démontées et posées là comme témoignage superflu d'un passé dont l'immeuble, caractéristique des constructions d'après guerre, parvient seul à restituer les impressions. Nous faisons des photos documentaires, comme les clichés Roger Violet de mes livres d'histoire destinées à illustrer son livre d'histoire. Mais ce que nous rapporterons fièrement de notre pèlerinage comme preuve tangible d'un passé glorieux n'aura que peu d'impact sur les parents de Jeanne et elle en sera quelque peu déçue. Du passé dont son père et sa mère l'ont nourrie, il ne reste plus grand chose dans la tête de l'un qui regarde les photos sans les voir et dans celle de l'autre que la mémoire trahit. D'ailleurs, ils ne se retrouvent finalement plus sur grand chose car la curiosité de Jeanne, contemporaine, dépassant celle, ancienne, de sa mère absorbée alors par les contingences quotidiennes, ne peut plus être satisfaite. Le mythe de Tanger dans lequel elle a grandi est orphelin de la mémoire de ses auteurs et c'est à elle, aujourd'hui, de le poursuivre avec les enluminures de notre voyage.

                    Nous rencontrons un homme au bas de l'immeuble que nous interrogeons. Nous sommes des étrangers. Il est, nous semble-t-il, du cru. Il pense fournir un renseignement à des touristes mais il se détend lorsqu'il apprend que Jeanne est née dans l'immeuble que nous lui montrons. Il lui souhaite la bienvenue chez elle - elle est la tangéroise - et elle puise un peu dans l'ancienne mémoire de cet homme au visage buriné qui habite le quartier mais qui, né en 1962, ne peut pallier l'amnésie familiale ni même, fortuitement, se trouver être un compagnon de jeu d'alors puisque Jeanne aura quitté la ville deux ans avant sa naissance.

                    Nous déjeunons sur place au pied de l'immeuble. Le salon de thé n'a rien d'autre à proposer que des fougasses au fromage. Comme nous ne voulons que de l'eau à boire, le garçon qui compatit à la frugalité de notre repas, nous offre deux jus d'orange !

                    Puis, c'est à nouveau l'appel à la prière. Des enfants en tablier bleu retournent là bas, à l'école blanche et bleue.

A suivre…