Coronachronique N°30 23/4/2020

📅 23 avril 2020

Coronachronique N°30 (23/4/2020)

Trente-huitième jour de confinement.

11 9151 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 827 de plus qu’hier.

21 340 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

544 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18 %.

 

Effet cliquet : attention danger !

 

                « L'effet cliquet est un phénomène ou procédé énoncé par James Duesenberry dans Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior (1949), qui empêche le retour en arrière d'un processus[1] une fois un certain stade dépassé[2] ».

                La crise sanitaire et les 60 jours de confinement constitueront-ils des évènements suffisamment importants par leur nature et par leur durée pour que les mesures exceptionnelles prises pour les accompagner soient susceptibles de bénéficier d’un effet cliquet ?

1) L’état d’urgence

                L’état d’urgence a été décidé au moment de la guerre d’Algérie par une loi de 1955. Il a été décidé en Nouvelle Calédonie en 1986 et en 1987. Il a été mis en vigueur en 2005 à l'occasion des émeutes dans les banlieues ainsi qu’en 2015 et 2017 à cause des attentats terroristes. L’état d’urgence sanitaire est aujourd'hui en vigueur par une loi du 20 mars 2020 encadrant une série d’ordonnances du 25 mars prises en conseil des ministres pour adapter la réglementation aux conditions spécifiques de la crise sanitaire.

                La mise en place d’un tel dispositif limitant les libertés individuelles a systématiquement, on le remarque, une logique répressive et participe de l’incurie des gouvernants à anticiper sur le plan politique les crises que ces situations d’exception sont censées régler (colonisation = guerre d’Algérie ou événements de Nouvelle Calédonie ; ghettoïsation des travailleurs immigrés = émeutes dans les banlieues et constitution d’espaces de non droit ; impérialisme et ethnocentrisme = terrorisme ; déforestation, immixtion de l’espace humain dans l’espace animal, mondialisation = risque pandémique).

                Ces mesures d’exception fondent essentiellement leur légitimité sur la peur collective induite par un risque sécuritaire (guerre, terrorisme, émeutes, pandémie) sur laquelle nos gouvernements spéculent. De la même manière, ils spéculent sur le sentiment de cohésion et de solidarité nationale perçu comme nécessaire en période de crise pour attendre du peuple une forme d’autodiscipline et une acceptation moins vigilante des restrictions réglementaires (limitation de la liberté de circuler, interdiction de se réunir, réquisitions, perquisitions autorisées par le préfet ou par le ministre de l’intérieur...).

                L’effet cliquet résulte du fait que la population progressivement accoutumée aux mesures exceptionnelles oublie la situation réglementaire antérieure a fortiori si on maintient d’une manière ou d’une autre la peur du risque. A la suite des attentats du 11 septembre 2001, Georges Bush a fait voter par le Congrès américain le « Patriot Act » dont la durée d’application était limitée à 4 ans. Or nombre de ses mesures sont toujours en vigueur actuellement. Dans un entretien[3], Paul Cassia, Professeur de droit à l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne et blogueur sur Médiapart où il décode l’actualité du droit, dit : « L’expérience de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, pérennisée sur les terrains législatif (avec la loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017) et comportemental (avec l’acceptation sociétale de mesures toujours plus intrusives à l’égard des libertés individuelles, dont l’efficacité préventive pour l’ordre public n’est jamais établie) montre que l’effet cliquet des législations d’exception est inéluctable. Déjà, certaines ordonnances prises par le Conseil des ministres sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 ont une durée d’application indépendante de celle de l’état d’urgence sanitaire ; déjà, on s’interroge sur la possibilité pour l’Etat, au nom du respect du droit à la vie, de suivre via les smartphones les déplacements de telle ou telle personne, sans là encore que l’efficacité « sanitaire » de ce type de mesure soit démontrée ».

2) Le traçage numérique

                Pour sortir du déconfinement, le gouvernement envisage en effet l’utilisation d’une application qui doit permettre de suivre les contacts des personnes malades. Ce projet doit faire l’objet d’un débat sans vote à l’assemblée nationale fin avril. Ainsi, les smartphones utilisant la technologie du bluetooth pourront repérer et mémoriser les personnes infectées dans un rayon de deux mètres. On imagine les dangers qu’une telle application fait courir notamment sur les risques de discrimination, d’atteintes à la vie privée et de fichage des personnes concernées.

                L’effet cliquet pérennisant l’utilisation de dispositifs numériques ne résulte pas ici simplement de la peur qu’inspire la maladie (ou tout autre évènement susceptible de toucher à la santé et à la sécurité des personnes) mais aussi de l’énorme marché de la cybersécurité détenu par les GAFAM[4] et par des start-up soutenues par des fonds publics (Etat, collectivités locales, subventions européennes). La biométrie, par exemple, utilisée dans les cantines scolaires est aujourd’hui totalement rentrée dans les mœurs. Autre exemple : au lendemain des attentats de Nice de 2016, malgré l’inefficacité du centre de supervision urbain situé place du général de Gaule qui contrôle pourtant plus de 2500 caméras, le maire Christian Estrosi a décidé de mettre en place un dispositif de reconnaissance faciale fournit par la société Thalès reconnue pour son travail de lobbying au niveau national et européen[5]. Ce n’est pas pour rien que la Chine cherche à exporter son modèle de cybercontrôle autoritaire grâce aux négociations ouvrant les routes de la soie numériques[6].

                L’enjeu économique que constitue le taux d’équipement des ménages en matériel numérique est également considérable. Et c’est sur ce taux d’équipement qu’on peut asseoir un enseignement à distance que la crise du coronavirus a permis de banaliser.

3) Enseignement à distance

                La continuité pédagogique indispensable pour permettre à la population scolaire et universitaire de poursuivre ses études pendant la période de confinement n’ouvre-t-elle pas la porte à une généralisation de l’enseignement à distance ?

                Les difficultés techniques, logistiques et pédagogiques que les enseignants et les élèves ont rencontrées pour mettre en œuvre cette continuité pédagogique participent, comme pour le secteur de la santé, de l’impréparation de l’Etat et de sa propension à réduire les budgets publics. Des termes sans réel contenu tentent de masquer cette incurie tels que « continuité pédagogique », « vacances apprenantes », « nation apprenante ». Mais ne permettent-ils pas dans le même temps de poser les jalons d’une école du futur moins gourmande en investissements publics (suppression de postes, augmentation des effectifs par classe) et qui sera une « école sans humanité » ?

4) Le télétravail

                La même problématique peut se poser pour le télétravail au vu notamment de l’accroissement de l’utilisation de plateformes et d’applications permettant de travailler en équipe pendant les grèves relatives à la réforme des retraites et la période de confinement : « depuis le 17 mars, toutes les organisations qui le peuvent sont vivement encouragées à laisser leurs collaborateurs travailler chez eux  pour tenter d'endiguer l'épidémie de Covid 19. Un impératif sanitaire qui pourrait, à l'avenir, produire un effet cliquet dans le mode de fonctionnement des entreprises. Selon une enquête conduite par Citrix auprès d'un millier de personnes actuellement en télétravail, 66 % d'entre elles pensent que le travail à distance sera plus fréquent après cette crise[7] ».

                Si on invoque souvent les avantages écologiques du travail à distance, on oublie de rappeler les multiples inconvénients qu’il suppose tels que la distanciation sociale, les aléas dans l’adaptation des règles protectrices du droit du travail, les risques en matière d’hygiène et de sécurité en raison de l’inadéquation des locaux privés aux impératifs productifs, les difficultés de recensement des effectifs pour atteindre les effets de seuil dont dépendent la constitution des structures de défense du personnel, la mesure de la frontière entre vie privée et vie professionnelle.

                Il faut être particulièrement attentif à la réglementation qui doit accompagner ce mouvement de télétravail comme il faut être attentif au risque de pérennisation des nouvelles règles de droit du travail mises en place par les ordonnances du 25 mars 2020 évoquées plus haut.

5) Droit du travail

                Au regard des dernières réformes du droit du travail (Loi el Khomeri de 2016 et ordonnances Macron 2017[8]) qui assouplissent la réglementation au détriment des droits des salariés, on peut craindre que les ordonnances exceptionnelles donnant la possibilité aux entreprises des secteurs jugés « essentiels à la continuité de la vie économique et la sûreté de la nation » ne se pérennisent : journée de 12 heures, durée hebdomadaire maximale de 60 heures, dérogation au repos dominical et à la prise des congés payés. Ces mesures d’exception sont valables jusqu’au 31 décembre 2020. Seront-elles prorogées ?

                On peut rappeler que la durée maximale de travail fixée à 12 heures était le lot quotidien des salariés en … 1848 ! Que le temps de travail hebdomadaire était de 84 heures et que deux semaines seulement de congés payés par an n’ont été obtenues grâce au Front Populaire qu’en 1936. Attention donc à l’effet cliquet constitutif d’une terrible régression sociale. Un rêve pour le patronat…

[1] En l’occurrence, ce processus est celui par lequel le consommateur qui bénéficie d’un certain niveau de vie grâce à ses revenus a du mal à en changer même si ses revenus tendent à baisser.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_cliquet

[3] https://lundi.am/Entretien-avec-Paul-Cassia

[4] GAFAM est l'acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

[5] Entre 2012 et 2017, le budget lobbying des dix plus grosses entreprises d’armement en Europe – dont Safran, Thales, Naval Group ou Airbus – a doublé, pour atteindre 5,6 millions d’euros. Ce chiffre, qui ne couvre que les dépenses déclarées, est très probablement sous-estimé. « Le lobbying commence aussi au niveau national. Dassault ou Thales ont de bons contacts avec le gouvernement français » (https://multinationales.org/Discretement-l-Europe-s-apprete-a-deverser-des-milliards-d-argent-public-en)

[6] Voir à ce titre l’émission diffusée sur Arte le 21/4/2020 intitulée « Tous surveillés, 7 milliards de suspects ».

[7] https://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/ressources-humaines/tele-travail/0603012447402-teletravail-le-coronavirus-lui-donne-un-vrai-coup-d-envoi-336504.php

[8] Voir l’article publié par la revue L’Altérité le 25 novembre 2017 dans : https://bit.ly/2Vw7heR