Coronachronique N°10 31/3/2020

📅 31 mars 2020

Coronachronique N° 10 31/3/2020

Seizième jour de confinement.

44 550 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

4 376 de plus qu’hier.

3 024 personnes décédées.

418 de plus qu’hier.

Le taux de létalité approche les 7%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                En ces temps de réclusion, de remise en cause de nos modèles de société et d’aspiration à un plus grand respect de la nature, je vous propose dans cette dixième chronique la lecture d’un récit de l’américain Edward ABBEY (1927 - 1989) : « Désert solitaire[1] » (1968).

« A la fin des années 50, le « Arches National Monument », dans l'Utah, recevait quelques milliers de visiteurs par an. Aujourd'hui, 800 000 touristes fréquentent ces lieux devenus parc national en 1971. Park Ranger pour deux saisons à Arches en 1956-1957, Edward Abbey assiste au début d'une politique "d'aménagement" dans les parcs nationaux, dont le but est de faire venir le plus de monde possible en donnant le plus de facilités possible, même en plein désert.

Les notes que prend Abbey au fil des jours fourniront la matière de son livre le plus célèbre, Désert Solitaire, publié en 1968. Sa passion pour le désert américain, ses canyons, ses mesas, ses pierres rouges et ses genévriers y côtoient des envolées de polémiste. Abbey se fait le chantre de la préservation de ces espaces fragiles menacés par l'industrie (barrages, usines, forages) et le tourisme de masse… ».

                 On pourrait dire d’Abbey que c’est un amoureux de la nature ou un écologiste mais il n’est, à mon sens, ni l’un ni l’autre. Il est la nature. L’harmonie qui existe entre elle et lui n’est pas un art de vivre, l’application d’une conviction, d’une philosophie ou une résolution. Elle est. Elle n’a pas d’autre sens qu’elle-même. Cet homme est l’arche, le grès, le lézard, le genévrier, le peuplier de Frémont, le myosotis. Son livre n’est extraordinaire que parce que depuis bien longtemps l’homme a oublié ce qu’il devait être. L’économie libérale a opacifié sa relation à la nature et il ne considère comme naturel que son esclavage, sa propension à l’entropie, son ingéniosité à créer de la croissance sur des externalités négatives.

                 Dans ce sens, Abbey, comme Jean Giono, est un réactionnaire. Il réagit contre le progrès technique parce qu’il a compris que ce progrès n’est en réalité qu’une régression de l’humanité et un attentat permanent contre son environnement. Giono, plus visionnaire encore, écrit « Provence », « Jean le Bleu » et « les Vrais richesses» dans les années 30 et 69 (Provence est un recueil de textes). Abbey écrit « Désert solitaire » en 1968 où la prise de conscience que l’innovation n’est qu’un prétexte au profit capitaliste constitue l’une des motivations du courant de contestation de l’époque. Giono écrit en 1939 :« Il n'y a pas de Provence. Qui l'aime aime le monde ou n'aime rien.» Abbey aurait pu écrire exactement de la même manière « il n’y a pas de désert, qui l’aime aime le monde ou n’aime rien ».

                Outre ses préoccupations écologistes, Edward Abbey, comme Giono, est un poète. Moins halluciné (voir Bataille dans la montagne[2], par exemple), que son aîné, il n’a rien à lui envier dans la description des paysages du désert de l’Utah car il sait allier à la simplicité des mots une puissance d’évocation qui met le lecteur dans un état de béatitude permanent : douces relations de l’homme au vent, à l’eau, au soleil, à la terre, à la poussière, au ciel, aux étoiles, aux insectes, à la végétation, à la chaleur, au froid, à la pierre, à la lumière… Ces relations sont physiques, amoureuses, parfois antagonistes. Jamais manichéennes comme dans « Le gang de la clé à mollette[3] » où Abbey dégomme un lièvre et ce n’est pas pour le manger.

               Abbey est un conteur. « La descente de la rivière », « Terra incognita : dans le Labyrinthe », « Tukuhnikivats, une ile dans le désert »  nous tiennent en haleine grâce au danger, à la découverte des paysages et à l’aventure.

Abbey est politique : « Polémique : industrie touristique et Parc Nationaux » montre l’incompatibilité entre le tourisme de masse et la préservation de la nature dans des parcs qui sont de plus en plus dénaturés pour les adapter à l’animal social.

Enfin, Abbey est pédagogue tellement il nous donne le goût de la botanique « La rose des falaises et les baïonnettes » et de la géologie « Pierres ».

[1] Edward Abbey, Désert solitaire, éd. Gallmeister

[2] Jean Giono, Bataille dans la montagne éd. Folio

[3] Edward Abbey, Le gang de la clé à molette, éd. Gallmeister