A Augustin Le Coutour
C’est une enclave étrange au milieu de la ville.
Des chats errants et flegmatiques, c’est touchant,
Y ont comme les fous établi leur asile ;
C’est qu’on doit les nourrir... Ils ne sont pas méchants.
Les parterres sont pleins de fleurs, toutes sauvages :
On n’entretient qu’en dernière nécessité.
D’ailleurs un peu partout ce grand terrain ménage
Une place étonnante à l’inutilité.
Il plane ici comme des faux airs de campagne.
Le gardien à l’entrée ne vous demande rien,
Et la grille, évoquant celle des anciens bagnes,
Reste presque toujours ouverte : on va, on vient.
En marchant quelques pas on croise quelques blouses
Qui vous sourient avec amusement, sachant
A votre air niais et à vos regards qui ventousent
Qu’il s’agit d’un curieux et non pas d’un patient.
De ceux-là, certains sont d’allure bien portante
(On soigne ici des sains de corps) : le mal mental
Ne se remarque pas de manière évidente.
De même, cet endroit qui reste un hôpital
N’en présente jamais la saine effervescence.
Ici le promeneur se tient discipliné
Par le respect de l’enveloppe de silence
Qui épaissit jusqu’au prochain cri d’aliéné.
Alors on se recueille sans s’en rendre compte
A force de rester attentif et discret.
Puis de sa profondeur l’âme humaine remonte
Et se présente à nous sans plus aucun apprêt.
Car enfin, saturée d’expédients sans remède,
Cette enceinte à demie sacrée n’accorde pas
La plus petite place aux honneurs qui obsède
Le monde à l’extérieur de ce petit état.
Dans la sécurité de ses strictes frontières
On s’autorise à croire aux jardins enchantés,
Et nous voilà bientôt admis au sanctuaire
Dès lors qu’on se soumet à la divinité
Protectrice des plus frénétiques chimères
Comme des plus lascives taciturnités
Et propice au poète dont le caractère
Emprunte au grand morose et au grand exalté.
...Des câbles sont fixés à même les façades...
Le provisoire dure ici, mais rien n’est laid.
On adopte en effet le regard du malade
Qui s’est habitué au marasme complet.
Le désordre charmant qui règne sur les choses
Tout naturellement passe pour merveilleux,
Et quand dans une brèche il fait pousser des roses
On voit sa signature de génie des lieux.
Cet esprit tutélaire a pour mission cruciale
De noyer dans un océan d’oisiveté
La terriblement triste misère morale
Engendrée par l’échec des bonnes volontés.
Donnez-y rendez-vous... Les allées, les coursives
Ont tant connu l’ennui et le désœuvrement
Que les conversations s’y font contemplatives,
Et les aveux plus purs dans les chuchotements.
Vraiment, quelle apogée de l’humaine faillite :
L’orgueil étant vaincu, la honte est abolie !
Et cette liberté nouvelle nous invite
A nous glisser dans la douceur de la folie.
Car on se sent serein dans ce profond refuge
Qui n’a rien à envier aux plus sûres prisons.
Alors nous bénissons le parfait subterfuge
De ces hauts murs où s’épanouit notre évasion !
Ah, quel soulagement d’être faible à l’extrême !
Ici l’humanité n’a plus la prétention
D’être autre chose pour soi-même qu’un problème
Avec beaucoup de très précaires solutions.
La première n’est autre que cette indulgence
Impérative envers Notre Déréliction.
Par ailleurs des panneaux indiquent : « neurosciences » ;
C’est la nouvelle mode, ou la dernière option.
J’aime de cet endroit la candeur pitoyable,
Et j’ai connu ici une félicité
Aux grands élancements de l’amour comparable.
Oui, parmi les déments et leur humilité
Je pourrais vivre heureux dans la pleine innocence
Et sans plus d’ambition que de passer mes jours
A soigner moi aussi mon intime démence
Qui en vaut bien une autre et que j’aurai toujours.
Voilà ce qu’on se dit en sortant de Sainte-Anne
Pour n’y avoir connu la paix qu’une heure ou deux ;
Et le portail à son passage nous condamne
A retourner parmi les nôtres : les envieux.
Illustration L'Altérité/Craiyon