Grégoire Leprince Ringuet "Jardins de l’Hôpital Sainte-Anne"

📅 10 avril 2023

A Augustin Le Coutour

 

C’est une enclave étrange au milieu de la ville.

Des chats errants et flegmatiques, c’est touchant,

Y ont comme les fous établi leur asile ;

C’est qu’on doit les nourrir... Ils ne sont pas méchants.

 

Les parterres sont pleins de fleurs, toutes sauvages :

On n’entretient qu’en dernière nécessité.

D’ailleurs un peu partout ce grand terrain ménage

Une place étonnante à l’inutilité.

 

Il plane ici comme des faux airs de campagne.

Le gardien à l’entrée ne vous demande rien,

Et la grille, évoquant celle des anciens bagnes,

Reste presque toujours ouverte : on va, on vient.

 

En marchant quelques pas on croise quelques blouses

Qui vous sourient avec amusement, sachant

A votre air niais et à vos regards qui ventousent

Qu’il s’agit d’un curieux et non pas d’un patient.

 

De ceux-là, certains sont d’allure bien portante

(On soigne ici des sains de corps) : le mal mental

Ne se remarque pas de manière évidente.

De même, cet endroit qui reste un hôpital

 

N’en présente jamais la saine effervescence.

Ici le promeneur se tient discipliné

Par le respect de l’enveloppe de silence

Qui épaissit jusqu’au prochain cri d’aliéné.

 

Alors on se recueille sans s’en rendre compte

A force de rester attentif et discret.

Puis de sa profondeur l’âme humaine remonte

Et se présente à nous sans plus aucun apprêt.

 

Car enfin, saturée d’expédients sans remède,

Cette enceinte à demie sacrée n’accorde pas

La plus petite place aux honneurs qui obsède

Le monde à l’extérieur de ce petit état.

 

Dans la sécurité de ses strictes frontières

On s’autorise à croire aux jardins enchantés,

Et nous voilà bientôt admis au sanctuaire

Dès lors qu’on se soumet à la divinité

 

Protectrice des plus frénétiques chimères

Comme des plus lascives taciturnités

Et propice au poète dont le caractère

Emprunte au grand morose et au grand exalté.

 

...Des câbles sont fixés à même les façades...

Le provisoire dure ici, mais rien n’est laid.

On adopte en effet le regard du malade

Qui s’est habitué au marasme complet.

 

Le désordre charmant qui règne sur les choses

Tout naturellement passe pour merveilleux,

Et quand dans une brèche il fait pousser des roses

On voit sa signature de génie des lieux.

 

Cet esprit tutélaire a pour mission cruciale

De noyer dans un océan d’oisiveté

La terriblement triste misère morale

Engendrée par l’échec des bonnes volontés.

 

Donnez-y rendez-vous... Les allées, les coursives

Ont tant connu l’ennui et le désœuvrement

Que les conversations s’y font contemplatives,

Et les aveux plus purs dans les chuchotements.

 

Vraiment, quelle apogée de l’humaine faillite :

L’orgueil étant vaincu, la honte est abolie !

Et cette liberté nouvelle nous invite

A nous glisser dans la douceur de la folie.

 

Car on se sent serein dans ce profond refuge

Qui n’a rien à envier aux plus sûres prisons.

Alors nous bénissons le parfait subterfuge

De ces hauts murs où s’épanouit notre évasion !

 

Ah, quel soulagement d’être faible à l’extrême !

Ici l’humanité n’a plus la prétention

D’être autre chose pour soi-même qu’un problème

Avec beaucoup de très précaires solutions.

 

La première n’est autre que cette indulgence

Impérative envers Notre Déréliction.

Par ailleurs des panneaux indiquent : « neurosciences » ;

C’est la nouvelle mode, ou la dernière option.

 

J’aime de cet endroit la candeur pitoyable,

Et j’ai connu ici une félicité

Aux grands élancements de l’amour comparable.

Oui, parmi les déments et leur humilité

 

Je pourrais vivre heureux dans la pleine innocence

Et sans plus d’ambition que de passer mes jours

A soigner moi aussi mon intime démence

Qui en vaut bien une autre et que j’aurai toujours.

 

Voilà ce qu’on se dit en sortant de Sainte-Anne

Pour n’y avoir connu la paix qu’une heure ou deux ;

 Et le portail à son passage nous condamne

A retourner parmi les nôtres : les envieux.

 

Illustration L'Altérité/Craiyon

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