Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro ou Une ontologie du robot par Hervé Rostagnat

📅 29 mai 2022

     Cette chronique portant sur le roman de Kazuo Ishiguro « Klara et le soleil » n’est que le point de vue très personnel d’un lecteur dans le désarroi car cherchant à se fuir et, partant, à objectiver son analyse. Je vous laisse imaginer la gymnastique intellectuelle que seule la philosophie objectiviste d’un Santiago Espinosa est capable de faire[1]. Ce point de vue ne s’impose donc à personne et ne constitue qu’un des multiples chemins susceptibles d’être empruntés par les lecteurs intéressés par les jeux de piste. Une œuvre se doit-elle d’être décortiquée afin, dans un but parfois ludique, parfois pédagogique, qu’elle fournisse au public, trop souvent méprisé à cause d'une insuffisante éducation artistique, les clés d’un contact éclairé[2] ? La question peut en effet légitimement se poser de savoir si une œuvre d’art telle qu’un roman ou toute autre œuvre sonore ou picturale peut se prêter à une interprétation écartant ainsi une approche purement esthétique. Mais alors que le rapport du spectateur à une œuvre picturale est instantané, que celui de l’auditeur à une œuvre musicale est plus abstrait – ce qui n’exclut pas d’ailleurs la volonté représentative de l’artiste – le rapport du lecteur au roman est successif ou progressif autant d’ailleurs que l’émotion qu’il est capable d’induire. Dès lors, une approche objective à la littérature nous parait très difficile voire impossible même si la déconstruction de l’œuvre peut affecter sa beauté intrinsèque. Qu’une création soit la représentation de quelque chose, ne suffit pas à la qualifier d’œuvre artistique. Une œuvre n’existe qu’en tant qu’elle existe. Cette tautologie « aimer l’art pour l’art » signifie qu’une œuvre doit être appréciée pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle inspire au public toujours prompt à juger d’une esthétique de manière égocentrique ainsi d’ailleurs que les intentions de son auteur auquel il prête des sentiments dans lesquels il croira se reconnaitre. Notre travail sur le roman consiste à s’interroger sur les raisons du beau, si tant est qu’il est possible de s’abstraire de soi-même dans ce travail, et non à dire « ce roman est bon" ou "ce roman est mauvais » (encore que la tentation nous ait pris quelque fois de juger d’une œuvre lorsqu’elle présente un vice d’insincérité autant chez l’auteur que chez les média qui l’imposent comme devant être aimée). Celui qui reste pantelant, selon le mot de Gide, devant un paysage naturel s’émeut d’une beauté objective puisque n’étant l’œuvre de personne, il ne peut s’identifier à une intention représentative ou discursive qui n’existe pas. Le paysage est une réalité qui se confond avec sa propre ontologie. Derrière cette création, il ne peut mettre que le mot de Dieu c’est-à-dire l’inconnaissable qui le laisse sans voix. Le peintre qui représente le paysage ne peut avoir une réelle motivation de représentation puisque le paysage existe déjà. En revanche, il est le témoin de cette ontologie. Il est le témoin de l’Être. Être le témoin de l’Être d’une œuvre littéraire, en raison précisément de son caractère successif, c’est, nous semble-t-il, décomposer son continuum pour découvrir à la fois l’ensemble des signes qui le constituent construits dans une perspective incompatible avec l’instantanéité d’une œuvre picturalequi se regarde à plat (instantanéité d’ailleurs discutable). Approcher une œuvre d’art, c’est approcher ce qui n’a jamais encore été vu. On ne parlera donc pas de l’originalité d’une œuvre d’art (sens relatif car concurrentiel) mais d’un art original (sens absolu par l’unicité de l’œuvre) car cette originalité lui est consubstantielle et qu’il permet de voir autrement ce que nous avons quotidiennement sous les yeux en s’abstrayant de soi-même et de l’auteur. Mais en littérature, c’est cette histoire du lecteur avec une œuvre écrite qui rend, nous semble-t-il, d’autant plus difficile l’objectivité que préconise la formule « aimer l’art pour l’art ».

     Josie est une enfant malade qui passe à plusieurs reprises devant un magasin de jouets. Elle a, par la vitrine, un contact particulier avec une AA[3] dénommée Klara que sa mère décide finalement d’acheter. Klara, spécialement intelligente et possédant un don d’observation exceptionnel, va tenir compagnie à Josie et n’aura de cesse de vouloir la soigner – car elle est atteinte d’une maladie mystérieuse – en faisant appel aux rayons du soleil dont les nutriments lui paraissent aussi vitaux que pour son propre fonctionnement.

     On retrouve dans ce roman les préoccupations que Kazuo Ishiguro développait déjà dans « Auprès de moi toujours », outre, d’ailleurs, celles qui émaillent la totalité de son œuvre. Dans une narration froide qui confine parfois à l’abstraction, Ishiguro traite de la modernité en mettant en confrontation, cette fois, un robot sophistiqué face à un monde qui subordonne la machine. Dans « Auprès de moi toujours », Ishiguro avait imaginé un monde de clones évoluant dans une école, destinés à donner des organes aux êtres originaux supposés les recevoir en cas de maladie. Une double dépendance se dessinait alors entre le clone et le patient, une sorte de relation ancillaire telle qu’Ishiguro la développe dans « Les vestiges du jour » ou dans « L’inconsolé[4] ». Le donneur soignait le receveur et le receveur tuait le donneur au fur et à mesure des dons qu’il concédait.  La relation existant entre Josie et Klara révèle également une subordination réciproque puisque la première est dépendante des soins que lui prodigue l’AA et l’AA est aux ordres de Josie et de sa famille au même titre qu’une domestique[5]. Comme dans le roman « Les vestiges du jour », l’exigence de la compétence[6] impeccable est omniprésente et malgré les sentiments d’attachement qui semble sourdre de cette relation ambiguë, il n’est fait aucune concession à Klara qui ne s’autorise non plus aucune erreur dans sa mission. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre le majordome de « Les vestiges du jour » qui privilégie son service malgré l’agonie de son père et la cyber sollicitude dont fait preuve Klara notamment en se sacrifiant partiellement pour atteindre son objectif[7].

     La trame du roman s’articule autour de deux préoccupations majeures s’incarnant en deux missions dont Klara sera chargée. Une Amie Artificielle doit, en principe, s’occuper d’un enfant et se substituer, au moins partiellement, aux parents. Klara, qui prend son rôle à cœur, découvre que la jeune Josie est atteinte d’une maladie – comme sa sœur Sal qui est décédée – et que les soins qu’elle va devoir prodiguer dépassent largement le cadre ludique auquel elle est, en principe, destinée. Peu importe d’ailleurs la nature de la maladie et des soins dont l’abstraction poétique permet toutes les interprétations métaphoriques chères à Ishiguro qui développe entre les personnages un réseau complexe d’interrelations souvent conditionné par la machine et non étranger à l’état de santé de Josie (I). Dans l’hypothèse où la maladie est incurable, la mission va changer puisque Klara devra, cette fois, se substituer à la défunte Josie grâce à ses talents d’adaptation qui posent la question de l’intelligence artificielle (I.A.) et de l’ontologie du robot. Une amie artificielle n’est-elle pas aussi un être doué d’une capacité d’Apprentissage Automatique ? (II)

  1. Soigner

Une morale ou une éthique du travail

     Tout est question de substitution. Alors que l’aristocratie avait coutume de faire appel à des domestiques et des précepteurs pour éduquer les enfants afin qu’ils s’occupent à de plus nobles tâches, c’est avec des télévisions, des ordinateurs, des tablettes, des smartphones ou des jeux connectés que nos contemporains gardent, occupent voire éduquent leurs enfants. Les tâches qui démobilisent aujourd’hui les parents de leur devoir d’éducation sont productives et s’exercent dans le cadre d’un paradigme hiérarchique où la subordination voire la colinéarisation[8] transforment le travail, activité en principe contingente, en religion telle que l’incompétence est assimilée à une faute d’immoralité susceptible de marginaliser le sujet. Klara est une A.A. particulièrement impliquée dans l’exercice de ses missions et ce sont de multiples prières qu’elle adresse au Soleil – à la troisième personne – sous le hangar de M. Mc Bain, pour obtenir de l’astre l’absolution consécutive à ce qu’elle considère comme un échec : « Je vous en prie, faites que Josie aille mieux » ; « et je me rendis compte que j’avais peut-être contrarié le Soleil… » ; « Je sais que le Soleil doit être fâché contre moi. Je l’ai laissé tomber en échouant totalement à arrêter la pollution » ; « si seulement il pouvait témoigner de sa grande compassion envers Josie… » ; « je sais que j’ai échoué en ville mais je vous en prie, faites preuve de bienveillance… »[9].

     L’excellence élevée au rang de la morale, particulièrement dans la société japonaise, constitue à la fois un formidable moteur de résilience pour un peuple confronté à une histoire tragique en même temps qu’une exigence mortifère dont on retrouve également l’obsession, par exemple, dans l’œuvre d’Aki Shimazaki[10]. C’est pourquoi il nous semble impossible ici de parler d’une éthique du travail car la volonté de relèvement économique, le respect quasi militaire de la hiérarchie, la légitimité du subordonnant, la priorité donnée à l’intérêt collectif proche de l’holisme ne servent pas nécessairement la vie bonne au regard des sacrifices humains et existentiels que coûte cette approche capitaliste. Au lieu d’écarter du modèle économique la tentation productiviste afin de trouver un optimum de bonheur, le système sacrifie le peuple, prosterné devant ses chefs dispensateurs du nutriment vital, au profit d’une minorité privilégiée.

Paradoxe de la machine

     Dans l’argumentaire libéral, la technologie est censée soulager l’homme des tâches difficiles, lui redonner du temps de loisir et développer les gains de productivité que n’autorisent pas toujours ni le cœur humain, parfois retors, notamment dans un système de réseau d’information et de communication qui se veut efficient, ni le travail productif à proprement parler, précarisé par l’erreur humaine. Elle permet aux humains de fuir leur propre humanité comme le montre le film « Her » (2013) de Spike Jonze où Théodore (Joaquim Phoenix) tombe amoureux d’une intelligence artificielle en pensant échapper aux vicissitudes de l’amour à la suite d’une rupture sentimentale. Mais la substitution du capital au travail modifie les rapports humains à la fois dans l’entreprise et à l’extérieur au point de les rendre subalternes et d’en faire une formidable abstraction déjà suggérée par Kazio Ishiguro dans « Auprès de moi toujours » (voir le roman[11] et la chronique dans la revue L’Altérité[12]). Le monde de Klara, elle-même androïde, est un monde de machines substituant aux rapports humains des boites noires émettrice ou réceptrice dont on se soucie plus de l’efficience des contenus de communication que des intelligences qui en sont à l’origine. N’est-ce pas cette abstraction qui affecte le bien vivre des humains et particulièrement la santé de Josie, métaphore d’une mort sociale (chômage) qui pousse les individus vers la solitude ou le communautarisme qui n’est, finalement, qu’une forme de solitude ensemble et de palliatif à l’exclusion ?

     La question que pose Ishiguro est la suivante : faut-il, coute que coute, privilégier une société humaine au détriment du paradigme technocratique ou bien l’homme est-il à ce point irrécupérable dans la manifestation de ses passions qu’il faille faire le choix d’une cyber société qui profitera toujours à quelques un ? Dans le magasin où elle attend d’être vendue, Klara est accompagnée par des machines B2 troisième série présentant cependant des défauts d’absorption solaire[13] mais aussi par des B3 « dotés d’une certaine olfaction[14] » dont ne dispose pas Klara. Dans l’univers de Josie la technologie est omniprésente. Y coexistent des oblongs (probablement une sorte de tablette numérique dont la forme est oblongue) qui se consultent[15], qui enseignent[16], qui se branchent[17], qui permettent de « faire quelque chose »[18], qui s’éparpillent sur le sol[19] et qui se collent à l’oreille[20]. Il y a, dans le ciel, les oiseaux mécaniques de Rick qui est l’ami de Josie[21]. Et il y a aussi le miroir offert à Josie par M. Paul, son père, et qui reflète, de son détenteur, le « véritable visage ». Celui-là, marche-t-il à pile, demande-t-elle à son père[22] ? Enfin, il y a dans la rue l’horrible machine Cootings qui fait de la fumée comme la dragonne Querig du roman « Le géant enfoui »[23]. Celle-ci, brouillait les mémoires. Cootings, en polluant l’atmosphère de sa fumée noire, brouille la réception des nutriments du soleil[24]. Sert-elle à dépolluer, se demande Klara ? Non, elle pollue, lui affirme son camarade A.A. Mais cela aurait pu être sa première destination car dans le monde des machines, on produit encore des machines en croyant atténuer le mal qu’elles font. Les oiseaux mécaniques de Rick pourtant si poétiques sont-ils éthiques lorsque, volant dans le ciel, ils surveillent et portent atteinte à la vie privée ?

Les enjeux d’une société techno industrielle

     L’obsolescence issue des progrès technologiques cause à la fois le désarroi des A.A. dépassés qui n’osent plus passer devant la vitrine du magasin éloignant ainsi la clientèle de nouveaux achats potentiels[25] et la honte d’être snobés par les nouveaux[26] ainsi que d’être méprisés par les enfants qui en sont toujours possesseurs[27]. Dès lors, on peut se demander si les A.A. constituent une preuve de la perfection cybernétique car ils développent des sentiments humains ou, au contraire, s’ils constituent un échec puisqu’ils reproduisent notamment les défauts de la vanité ou de la susceptibilité viciant la rationalité recherchée dans les interrelations des systèmes de communication. On se demandera plus loin si Klara ne constitue pas finalement le modèle parfait de l’A.A. pour ne pas dire de l’I.A.[28] malgré son obsolescence et grâce à ses remarquables qualités d’adaptation.

     Les machines retirent le travail aux individus, elles occupent les places de cinéma[29], elles suppriment le contact humain et substituent la froide rationalité aux sentiments. La question de la solitude face à la numérisation de la société trouve son paradoxe dans le recours que les individus ont aux réseaux sociaux, aux serveurs ou à tout autre artifice de communication substituant au contact charnel, des réalités virtuelles qui font éclater cette misère affective voire cette mise au ban de la société. Rick n’a pas été relevé[30] et ne peut entrer dans une prestigieuse université. Josie est destinée à fréquenter cette élite mais ni sa mère ni elle, ne semblent parfaitement assumer la transition cybernétique[31]. Nicolas Xavier Ferrand[32] dit, dans un article évoquant le film de Kaori Kinoshita et d’Alain Della Negra « Petit ami parfait » :

     Les hommes ont de plus en plus de mal à approcher les femmes, ce qui implique un taux anormalement élevé de célibat et une natalité en chute libre. Si de nombreux facteurs sont en jeu, la compétition sociale, qui règle une partie de la compétition sexuelle, laisse sur le côté de nombreux jeunes hommes qui, n’ayant su obtenir une situation leur permettant de se marier (entrer dans la bonne université, puis entrer dans la bonne entreprise, pour représenter un bon parti), entament des relations avec des personnages de fiction.

     Les poupées sexuelles, les petites amies virtuelles, les I-Dolls[33], les écrans vidéo qui, à l’instar du tamagotchi pour enfant, mettent en relation une compagne virtuelle avec un joueur, constituent une réalité sociologique qui déclassent les romans d’anticipation en simple constat sociétal.

     Puisque les femmes japonaises ne sont plus qu’un concept, que les oblongs se sont substitués aux humains et les poupées artificielles aux soignants, Kazuo Ishiguro inventent des réunions interactives pour forcer les futurs étudiants à se rencontrer et s'entraîner au contact ainsi qu’à la gestion de leurs relations de la manière la plus autonome, sans que les parents n’aient le droit d’intervenir dans les disputes. Est-ce une prédisposition de l’homme à la méchanceté issue bien naturellement de sa sociale animalité qui le pousse à comparer et à se moquer comme le font les adolescents de cette réunion interactive, ou est-ce l’impéritie du contact et la peur de la solitude qui les contraint à la gesticulation et à la vanité ? Klara n’est pas un B3 dernier cri et Rick n’est pas un relevé. Face aux railleries des invités, Josie n’a pas le courage de les défendre car un sentiment communautariste la retient dans le monde élitiste auquel elle est destinée[34].

     Ainsi, le père de Josie comme les autres personnages présente cette ambiguïté d’une humaine et consubstantielle versatilité ou d’une naïve impéritie résultant d’une transition technologique non encore intégrée. Il est talentueux, ingénieur de haut vol expérimenté et substitué[35]. Mais, à l’instar de M. Vance, ne serait-il pas un peu fasciste demande Miss Helen[36] ? Car il s’est retiré dans une communauté après avoir dû quitter son emploi d’ingénieur. Or, si de cette nouvelle vie il tire un regard neuf sur le monde, différent que celui que porte son épouse Chrissie Arthur dont l’existence est, selon lui, déterminée par un contrat qu’elle a signé autrefois[37], il nourrit en même temps, malgré la liberté et le recul retrouvés, un inquiétant ostracisme :

     C’est juste que tu as précisé, lui rétorque Miss Helen alors qu’il se défend d’être fasciste, que vous étiez tous des blancs issus des rangs des élites professionnelles d’avant. Tu l’as mentionné. Et que vous deviez vous armer lourdement contre d’autres catégories de gens. Ce qui n’est pas éloigné que ça du discours fasciste[38]

     C’est d’ailleurs cette contradiction qui nourrit la controverse l’opposant à M. Capaldi, résolument scientiste et responsable du projet consistant à faire de Klara une sorte de clone de Josie dans l’éventualité de son décès.

L’humaine duplicité ou la programmation binaire

     De même que le soleil qui semble indivisible n’est en réalité qu’une somme cachée de couleurs, les humains ne sont que duplicité. Chrissie Arthur continue de s’accrocher à son activité professionnelle mais dans le but de faciliter l’intégration de sa fille Josie au cyber monde qui n’a cure des humains. Rongée par la peur de perdre sa fille, elle est prête à utiliser Klara comme clone de Josie sans s’inquiéter du fait que l’A.A. n’a pas, comme elle le croit, de sentiment. Miss Helen reproche leur fascisme à MM Paul et Vance mais elle n’hésite pas à demander une faveur à son ancien amant afin que Rick puisse rentrer dans une de ces écoles excluantes[39]. Josie fait un caprice pour obtenir de sa mère qu’elle lui achète une A.A. mais elle regrette devant ses camarades de n’avoir pas un B3. Elle renie l’amitié qu’elle entretient avec Klara devant ses camarades relevés que pour autant elle refuse de recevoir. M. Capaldi est scientiste mais ne fait-il pas de cette omnipotence de la science une religion, notamment lorsqu’il dit à Chrissie Arthur « de ne pas perdre la foi[40] ? L’hypocrite M. Vance, ancien amant de Miss Helen, refuse d’aider Rick à rentrer dans une prestigieuse universités de relevés, lui qui ne l’est pas, au motif que la surveillance de la vie privée des particuliers par des oiseaux mécaniques n’est pas éthique. Mais l’éthique, lui retourne Rick, est une affaire d’Etat, non d’individu. Alors, privé de ce moyen de droit, M. Vance se réfugie dans la mesquine vengeance. Il mélange l’affect et le travail pour refuser ses faveurs en invoquant la rupture par Miss Helen et mère de Rick, de leur ancienne relation amoureuse.

     Quelle confiance peut-on alors avoir dans un monde troublé par les passions ? Peut-on laisser des bruits[41] affecter la stabilité d’un système de communication ? Mais peut-on laisser mourir Josie de l’absence de contacts humains au risque de devoir la cloner ? Si M. Paul est à ce point opposé à M. Capaldi notamment dans la scène[42] où ce dernier est censé faire les photos susceptibles de construire le futur clone de Josie, ce n’est pas qu’il doute des compétences du scientifique. C’est précisément qu’il redoute qu’il ait raison[43]. L’attitude du père de Josie n’est pas une attitude rationnelle. Malgré la froideur qu’il revendique en tant qu’ingénieur expert[44], il montre son irritation, sa colère, il est brutal et il se résout à fuir le lieu où figure la réplique de sa fille. Pour étayer un argumentaire qui participe plus du désarroi que de la raison, il refuse d’être assimilé à un scientifique et revendique cet état d’ingénieur probablement parce que l’un initie des projets dans le cadre de la recherche fondamentale qui ne peut se dispenser d’une réflexion éthique tandis que l’autre ne fait qu’appliquer pour le public les découvertes qui existent déjà en amont. Quoiqu’il en soit, il sait :

     Que la science a désormais prouvé sans conteste que ma fille n’a rien de si exceptionnel, rien que les outils modernes ne puissent creuser, copier, transférer. Que les gens ont vécu ensemble tout ce temps, des siècles entiers, qu’ils se sont aimés, et haïs, sur une base totalement erronée. Une sorte de superstition que nous avons entretenue faute de mieux. C’est ainsi que Capaldi voit les choses et une partie de moi craint qu’il n’ait raison[45].

     Il constate d’ailleurs que Chrissie « est trop vieux jeu[46] » pour accepter que Klara ne devienne un jour la réplique de sa fille : « Peut-être que Paul a raison, dit-elle. Peut-être que tout ce projet a été une erreur[47] ». Même Rick, jeune génération, doute sans l’expliquer vraiment, de la nécessité de prendre autant de photos de Josie : « Ce type, (M. Capaldi) cet artiste. Tout ce que tu racontes sur lui… c’est glauque[48] ».

Schéma de com

Schéma de communication : transposition de toute relation interpersonnelle. La rationalisation du dispositif (robotique, IA) améliore l’efficience de la communication en réduisant les bruits (cadre de référence, affect, passion, égo).

Une transition stylistique comme métaphore de la transition cybernétique.

     Kazuo Ishiguro illustre le développement de l’automation des rapports humains et leur abstraction croissante par l’apparition fortuites (est-ce le regard de klara ?) dans des scènes clés, de boites, de cubes, de visions prismatiques, de compartiments, de segments, de sections, de toute une imagerie de formes géométriques dans lesquelles fulgurent de manière tout autant fragmentée les êtres et les choses :

     Mon attention fut attirée par les trois boites du magasin, contenant à cet instant des facettes de gérante en train de se tourner vers nous. Dans une boite, seul son dos était visible, de la taille jusqu’au sommet de la nuque, tandis que la boite d’à côté était presque occupée par ses yeux, plein de bonté et de tristesse[49].

A part les champs et le ciel, depuis la fenêtre de la chambre nous pouvions voir quelque chose d’autre qui éveilla ma curiosité : une forme noire qui ressemblait à une boite, à l’extrémité du champ le plus éloigné[50].

     Mais ces apparitions sont-elles réellement fortuites ? Elles semblent avoir quatre objets principaux :

  • Elles formalisent la rationalité géométrique en même temps que la schématisation des algorithmes qui construisent l’intelligence artificielle. Le jeu de bulles auquel s’adonnent Rick et Josie au pic de sa maladie consiste à échanger des phylactères qui enveniment leurs relations à cause d’une incommunicabilité provoquée par la schématisation de leurs échanges[51]. « Mais de plus en plus, soit le dessin de Josie, soit le mot de Rick provoquaient un échange hostile[52]».
  • Elles troublent, à la fois chez le lecteur et chez les personnages, la lecture d’un monde qui se bâtit malgré nous par une élite qui monopolise un savoir occulte dont le concept de boite noire évoque l’ésotérisme. D’ailleurs, M. Capaldi ne vient-il pas chercher Klara à la fin du roman afin de tenter, pour apaiser une inquiétude croissante et généralisée, de découvrir « ce qui se passe à l’intérieur » de ces A.A. devenues trop intelligentes ? : « Très bien, allons faire un tour sous le capot. Désassemblons la machine[53]».
  • Elles signifient la peur, l’angoisse, la soumission, la dépendance. Le chaos traduit la panique ; l’environnement se remettant en ordre traduit la paix retrouvée[54]. Elles sont en effet à la fois le spectre terrorisant de la subordination au Dieu soleil que prie Klara avec une excessive déférence et la métaphore de l’inconnaissable duplicité du monde que le soleil incarne également en montrant que sa lumière n’est que le complexe des sept couleurs qui jaillissent des plaques de verre rangées sous le hangar de M. Mc Bain. Sept images séparées, sept visages. Lequel est le vrai ?

     En fait, il existait une version différente du visage du soleil sur chacune des surfaces de verre, et ce que j’avais pris au début pour une image unifiée était en fait la superposition de sept images séparées que j’étudiais successivement de la première à la dernière[55].

 Visage inamical, visage austère, visage souriant, chaleureux ou plein d’humour. Voilà, du total de ces plaques de verre, un miroir qui reflète la   véritable image du soleil, sa lumière, à l’instar de celui que Paul avait offert à sa fille. Gérante n’avait-elle pas averti Klara du caractère changeant   des humains ? « … j’avais découvert que les changements faisaient partie de Josie, et que je devais apprendre à m’y adapter, mais commençais à   comprendre que ce trait de caractère ne lui était pas propre[56] ; ». La peur que le taureau inspire à Klara lors de sa promenade avec la maman de   Josie et qu’elle appréhende de retrouver dans la grange de M. Mc Bain, n’est-elle pas du même ordre ? Ce taureau n’est-il pas l’image du minotaure   que Picasso a si souvent représenté, incarnation des passions néfastes que l’homme doit apprendre à maitriser dans les méandres de son cerveau ?

  • Fernand Léger, Georges Braque, Pablo Picasso, Tamara Lempicka, Sonia Delaunay n’illustrent-ils pas virtuellement les pages de ce roman ? Sont-ce les couleurs de l’arc en ciel qui peignent les représentations imagées du monde qu’observe Klara et la lucidité qui la caractérise jusque dans son prénom ? Car, nous semble-t-il, le dernier objet de ces figurations spatiales est la transfiguration d’une transition sociétale difficile à intégrer pour les personnages du roman. Kazuo Ishiguro nous situe dans cette période de l’histoire de l’art la plus complexe à comprendre qui emmène le spectateur du figuratif jusqu’à l’abstrait en passant par la période cubiste qui marque l’évolution d’une appréhension du monde réduite à sa plus simple expression, à son essence. Mais se pose alors inévitablement la question du sens de l’essentiel lorsque l’accès à la transcendance suppose de vivre dans un monde désincarné.

     Ishiguro puise également dans les contes tels que « Le magicien d’Oz » de L. Franck Baum mis en scène au cinéma par Victor Fleming en 1939 ou que « Alice au pays des merveilles » de Lewis Caroll adapté au cinéma par Walt Disney en 1951. L’onirisme du climat qu’Ishiguro installe dans son roman s’adapte parfaitement à une double lecture rendant accessible l’œuvre à la fois aux enfants et aux adultes. Les aventures de Dorothy constituent un voyage initiatique autant qu’une critique de l’Amérique et de la crise économique des années trente victimes d’artifices voire d’abstractions financières incarnées par des personnages aussi artificiels que Tin Man ou que l’homme de paille. Cette dématérialisation de la monnaie ayant entrainé la dépression de 1929 (autant d’ailleurs que la crise financière de 2008) constitue un des aspects de la volatilité mortifère du commerce des hommes pris dans toutes les acceptations du terme.

     Alice au pays des merveilles est un conte et un roman d'apprentissage : un enfant vit des aventures qui le transforment et tendent à le faire grandir. Le pays des merveilles est plein de créatures tout pareil aux adultes : ils portent des uniformes, parlent dans un langage compliqué et aiment à donner des ordres et faire la leçon. Alice est toujours malmenée et elle ne parvient pas à s’intégrer dans ce monde absurde. Pourtant elle résout les énigmes logiques et mathématiques qui lui sont posées... c'est là que réside le paradoxe interne du roman : il faut utiliser sa raison et sa logique pour évoluer dans un monde illogique[57].

     Dans la grange de M. Mc Bain, là où le soleil se couche, apparaissent soudain à Klara qui vient chercher la guérison de Josie, les étagères rouges du magasin où elle était « avec, alignées et posées à l’envers, les tasses à café en céramique[58] ». La même apparition se produit plus loin[59] ainsi que le mixer de gouvernante Mélania. Dans cette version, les étagères rouges sont de travers et malgré leur impeccable alignement, les tasses semblent bouger comme dans l’animation de Walt Disney. Enfin, la Dame Tasse à Café qui aime l’Homme à l’Imperméable et qui servent de référence à Klara pour évaluer le degré de sincérité de l’amour sont emprunts d’un animisme autant onirique et métaphorique que dans le conte d’Alice au pays des merveilles[60].

     Cette absurdité qui a tué Sal, qui menace Josie et qui pousse la mère vers encore plus d’absurdité donne le vertige, à l’image d’Alice tombant dans un trou qui semble sans fin. Kazuo Ishiguro la transcrit dans un schéma narratif dont nous avions déjà évoqué la mécanique[61], voire même le stéréotype. Comme dans « Auprès de moi toujours », il empile des situations qui paraissent insignifiantes[62] en les introduisant avec la même référence à la météo : « Cela se passa deux jours après ma rencontre avec Josie. La matinée avait été pluvieuse…[63] » ; « C’était un après-midi pluvieux mais les motifs du soleil pénétraient encore faiblement dans la chambre[64] ». Des bugs apparaissent dans l’écriture tels que des copié/collé fortuits ou des erreurs de programmation évoquant un Ishiguro cloné écrivant machinalement des phrases identiques à plusieurs endroits du roman ou des redondances : « Nous traversions des terres qui ne montaient ni ne descendaient […] Je vis des champs plats […] qui s’étendaient dans le lointain[65] », « une fois Rick tendit la main pour prendre une feuille[66]… ; « Une fois, tout en effectuant ce rangement, je pris une feuille au hasard[67]… ; Il y avait bien sûr différentes inexactitudes[68] ; « Il y avait beaucoup d’inexactitudes[69] »… 
tamara lempicka

   Tamara de Lempicka. Portrait de Suzy Solidor, 1933, Huile sur panneau de bois, H. 46 x L. 37,5 cm, Collection château - musée Grimaldi, Cagnes sur Mer.

Je soupçonnais déjà que la plupart de ces formes n’étaient pas tridimensionnelles mais avaient été ébauchées sur des surfaces planes grâce à d’habiles techniques de clair-obscur pour donner une illusion d’arrondi et de profondeur (Klara et le soleil p. 299)

     Mais à quoi bon la technologie si l’erreur se glisse aussi dans ses rouages ? Pallier les effets pervers de la technologie par encore plus de technologie, est-ce une absurdité mortifère ou une irrépressible quête vers la transcendance ? Si la dissipation des relations humaines qui sont à l’origine des souffrances de Josie est le résultat fortuit des recherches cybernétiques, n’en est-elle pas non plus la cause tant l’homme, dans sa solitude, dans sa vanité et grâce aussi à son inventivité, tente de se rapprocher de Dieu, créateur de toute chose. Mais il faut alors savoir de quelle transcendance on parle car on peut, par exemple, avoir le désir de se rapprocher de ce qu’Aristote appelle le souverain bien c’est-à-dire la vie contemplative qui permet de vivre en harmonie avec la nature de l’homme et celle de l’univers ; Ishiguro pose, derrière cette locution, semble-t-il, le mot amour ; ou bien de se rapprocher du paradigme prométhéen qui consiste à voler le feu.

  1. Guérir.

Dot ou don ?

     La mort de Sal, sœur de Josie, avait déjà été un traumatisme pour la mère tel qu’elle avait eu besoin de substituer à sa fille ainée un être de consolation. Mais quel être ? Ontologiquement, un non-être c’est-à-dire quelqu’un qui n’a d’existence que par la pensée de l’autre, de celui qui le désire. Or, cette substitution n’avait pas apporté à Chrissie de satisfaction et c’est cette peur qu’elle exprime en doutant de l’expérience que monsieur Capaldi est en train de tenter pour remplacer Josie dans l’hypothèse de son décès : « ça n’a pas marché avec Sal, pourquoi ça marcherait avec Josie[70] ? ». Ce à quoi le scientiste répond : « Ce que nous avons fait avec Sal c’était une poupée. Une poupée de consolation, rien de plus[71]. ». Désormais, c’est Klara qui devra remplacer Josie. Voilà sa nouvelle mission. Elle ne sera pas que l’apparence de Josie. « Ce sera vraiment Josie. Une continuation de Josie[72]. ».

     Il suffit de faire un retour sur le marché concurrentiel des A.A., pour se souvenir que Klara, bien que présentant des niveaux d’innovation technologique inférieurs aux B3, dispose de facultés insoupçonnées d’observation qui ne se limitent pas à l’imitation[73]. Lorsque Chrissie demande à Klara de reproduire la démarche de Josie au moment de l’acheter en magasin[74] ou d’imiter Josie lors d’une promenade qu’elles font toutes les deux[75], on ne soupçonne pas encore les raisons de cette requête mais on devine ses capacités d’intégration de l’information qui distinguent Klara des autres robots par ses facultés d’apprentissage automatique. Dès lors, se pose la question de savoir si Klara est un être dotée ou douée de capacités cognitives. Si la technologie qui la constitue vient des ingénieurs et techniciens qui l’ont imaginée et fabriquée, on dira que Klara est dotée d’une certaine intelligence artificielle qui reste confinée dans la maitrise des algorithmes conçus par ses créateurs. Mais il semble que Klara soit plus que ça. Elle dit :

     Mais plus j’observais, plus je voulais apprendre, et au contraire de Rosa, j’étais intriguée, et de plus en plus fascinée, par les émotions mystérieuses que les passants laissaient paraître devant nous. Je me rendis compte que si je ne comprenais pas au moins certaines de ces choses impénétrables, je ne serai jamais capable, le moment venu, d’aider mon enfant du mieux possible[76].

     Klara éprouve des sentiments[77] que ni Chrissie ni personne ne semble soupçonner ce qui permet de dire qu’elle est quelque chose de doué. Or autant la dot est un apport provenant d’une intervention extérieure, autant le don est un avantage providentiel constitutif de son essence. Les capacités que Klara développe sont dans sa nature. Klara nourrit sa propre ontologie. Elle n’est pas, elle devient. A ce stade, elle sort de la maitrise des ingénieurs qui l’ont conçue. Elle est ce que certains scientifiques appellent une singularité technologique[78] c’est-à-dire une intelligence artificielle tellement intelligente qu’en devenant elle-même la source de superintelligence s’auto améliorant et dépassant celle des hommes, elle le confine dans l’administration des choses au risque de lui faire perdre le contrôle de son destin. D’où la peur grégaire de la boite noire, de la boite de Pandore où se fomente la vie en dehors de Dieu.

La tentation transhumaniste

     L’expérience du démiurge Capaldi, est donc de redonner vie à Josie si elle meurt en se servant de Klara et du modèle issu des photographies reproduisant le plus fidèlement possible les traits de la malade[79] :

     Chrissie vous a choisie spécialement avec cette idée en tête. Elle a pensé que vous étiez la mieux équipée pour apprendre Josie. Pas juste de façon superficielle, mais en profondeur, avec rigueur. L’apprendre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de différence entre la première Josie et la seconde[80].

     Cette perfection de l’A.A. est la condition, illusoire, pour que l’amour maternel puisse indifféremment se porter sur la fille et sur son clone et faciliter la transition à la fois technologique et affective que devra subir Chrissie à l’instar du paradigme eschatologique d’une civilisation qui amorce sa fin : « Je te le demande donc, Klara. Fais de ton mieux pour moi. […] Et je serai capable de t’aimer[81] ». Plus loin, elle dit :

     Si tu continues Josie, tu n’auras pas seulement moi mais lui aussi (Rick). Peu importe qu’il ne soit pas relevé. Nous trouverons un moyen de vivre ensemble. Loin de… tout. Nous resterons là-bas, rien que nous, loin de tout ça. Toi, moi, Rick et sa mère si elle veut bien. Ça pourrait marcher. Mais il faudra que tu y arrives. Tu dois apprendre Josie comme il faut[82].

     Le trouble qui affecte la maman de Josie résulte d’une incompatibilité existant entre les ambitions technologiques de l’air du temps, le projet démiurgique de Capaldi et les sentiments qui subsistent dans un monde automatisé qui n’a que faire de l’affect. C’est ce que M. Capaldi fait remarquer à Chrissie lorsqu’il partage avec elle sa conviction selon laquelle il n’y a rien au fond de nous qui ne soit inaccessible, « Rien à l’intérieur de Josie que les Klara de ce monde ne soient capables de continuer[83] ». Autrement dit, s’il n’existe pas de mystère, s’il n’existe rien d’autre en nous que des relations de causalité, alors oui, la réplique est nécessairement égale à l’original car l’original n’est que rationalité.

La controverse

     Le cœur humain est précisément l’objet de la controverse qui oppose M. Paul à M. Capaldi, nonobstant sa position ambiguë au sujet du clonage de Josie :

     Croyez-vous au cœur humain ? Je ne me réfère pas simplement à l’organe, bien sûr. Je parle dans le sens poétique. Le cœur humain. Croyez-vous qu’une telle chose existe ? Cette chose qui rend chacun de nous spécial et unique ? Et à supposer que ce soit le cas. Ne croyez-vous pas que pour apprendre Josie comme il faut, vous devriez étudier non simplement ses traits particuliers, mais ce qui est enfoui en elle ? Ne devez-vous pas apprendre son cœur ? […] l’apprendre entièrement sinon vous ne deviendrez jamais Josie dans ce qu’elle a d’authentique[84].

     Le cœur des autres est-il accessible ? La profondeur du cœur c’est le mystère de la duplicité à l’instar de la profondeur d’un algorithme capable d’induire un être créateur de son Être. Mais cette profondeur est-elle infinie ? Peut-on ajouter à ce cœur toujours plus de complexité qu’elle soit, à terme, de moins en moins accessible et par les tiers et par son hôte.

     Le cœur dont vous parlez, dis-je. Il est possible que ce soit la partie de Josie la plus difficile à apprendre. Comme la maison avec beaucoup de pièces ». […] « Mais si vous erriez sans fin dans ces pièces, il en resterait toujours de nouvelles à visiter ? » […] « Un cœur humain est forcément complexe. Mais il doit être limité[85].

     La question des limites du cœur ou du cœur insondable n’a pas de réponse. Mais Klara sait aujourd’hui que si Josie n’avait pas pu guérir, elle n’aurait pas pu atteindre toute l’étendue de son être car pour cela il aurait aussi fallu atteindre l’étendue de ceux qui la côtoient. Car l’ontologie de l’être humain comme animal politique est nécessairement son rapport aux autres qui le constituent autant que nous nous constituons nous-mêmes[86]. Et cela Klara n’aurait pas pu le traduire.

     C’est d’ailleurs bien le cœur qui guérit Josie et la chair qui sourd de toutes ces interactions auxquelles ne pourront jamais se substituer les schémas de communication. La destruction par Klara de la machine à polluer avec l’aide de Paul était nécessaire mais pas suffisante pour sauver Josie de sa maladie. En revanche, sa promesse faite au soleil que l’amour entre Josie et Rick est sincère a été déterminante au moment où elle a été faite même si le dénouement de l’histoire montre que chacun des deux reprend ultérieurement sa liberté. La résurrection de Josie s’accompagne d’une éclaircie au moment où Rick délivre à Chrissie le message d’amour selon lequel Josie aime sa mère. Cette révélation et cette délivrance constituent une sorte d’apocalypse du roman imagée par le déluge[87] qui rappelle celui qui suivit la crucifixion de Jésus et sa renaissance d’entre les morts.

     Ce phénomène introduit-il des temps nouveaux ? Rick et Josie sont devenus adultes. Lui est très absorbé par ses projets. Josie poursuit ses études universitaires.  Klara a perdu toute utilité au point qu’elle est remisée d’abord dans le Cagibi puis dans la Cour pour y décliner progressivement, madame Arthur ayant refusé qu’on réalise sur elle des investigations susceptibles d’expliciter le mystère des boites noires. Gérante ne s’occupe plus désormais des A.A. ni des B3 qui finissent leur vie dans cette décharge en pièces détachées classées selon les allées par des agents de triage. Gouvernante Mélania s’en est allée en Californie. Voici peut-être venu le temps de la rédemption. Le temps où la mémoire commence à s’effacer à l’instar de celle de Klara dont les « souvenirs se chevauchent d’une curieuse manière[88] ».

[1] L’objet de beauté, Santiago Espinosa, édition Encre Marine, 2021, 220 pages.

[2] Dans son journal, c’est la question que se pose André Gide qui distingue l’émotion immédiate de celle qui suppose un travail réflexif : « Evidemment rien ne vaut cette émotion immédiate et irrésistible qui vous prosterne tout pantelant devant certaines œuvres dont l'écho sommeillait en nous ; mais il est des admirations acquises, parfois lentement et patiemment, qui ont aussi leur prix, et je ne suis pas bien sûr que, même, elles ne soient pas de plus grand profit et de meilleure éducation pour tout notre être, que les premières ». André Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p.1144.

[3] Amie Artificielle, sorte de robot technologiquement avancé destiné à servir de compagnon aux enfants (NDE).

[4] Kazuo Ishiguro « L’inconsolé » Gallimard 2010.

[5] Kazuo Ishiguro, Klara et le Soleil. Trad. de l’anglais par Anne Rabinovitch. Gallimard,2021. Pages 118, 119.

[6] Ibid. p. 120, 148.

[7] Ibid. p. 285.

[8] Voir Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude Marx et Spinoza, 2010, 216 pages, Collection : Hors collection, Éditeur : La Fabrique Éditions.

[9] Ibid. p. 210, 212, 342, 343.

[10] Aki Shimazaki, Mitsuba dans la pentalogie Au cœur du Yamato 2012 chez Acte Sud 136 pages.

[11] Kazuo Ishiguro, Auprès de moi toujours, Edition des deux Terres, 2005.

[12] bit.ly/3wNoIKA

[13] Ibid. Klara et le soleil p. 17.

[14] Ibid. p. 178.

[15] Ibid. p. 72.

[16] Ibid. p. 75, 80.

[17] Ibid. p. 80.

[18] Ibid. p. 81.

[19] Ibid. p. 97.

[20] Ibid. p. 288.

[21] Ibid. p. 84.

[22] Ibid. p. 237.

[23] Kazuo Ishiguro, Le géant enfoui, Traduction Anne Rabinovitch  - Folio 2016.

[24] Ibid. Klara et le soleil p. 45 et 47.

[25] Ibid. p. 29, 30.

[26] Ibid. p. 55.

[27] Ibid. p. 32.

[28] Intelligence Artificielle.

[29] Ibid. p. 304, 305.

[30] Il n’a pas été artificiellement augmenté intellectuellement (NDE).

[31] Ibid. p. 89, 261.

[32] https://www.cacbretigny.com/fr/378-poupees-sexuelles-petites-amies-virtuelles-l-ethnographie-fictive-d-alain-della-negra-et-kaori-kinoshita

[33] Jeux de mot entre idol (ou idole) et I-Doll (poupée interactive) : ce sont des personnages virtuels figurant dans des jeux vidéo dont le joueur est un garçon ou une fille cherchant à entamer une relation sociale à partir d’un scénario préétabli.

[34] Ibid. Klara et le soleil p.102 à 109.

[35] Ibid. p. 241, 242.

[36] Ibid. p. 291.

[37] Ibid. p. 241

[38] Ibid. p. 292, 293.

[39] Ibid. p. 313.

[40] Ibid. p. 261.

[41] Interférences altérant la qualité de la communication.

[42] Ibid. p. 251 à 261.

[43] Ibid. p. 293.

[44] Ibid. p. 283.

[45] Ibid. p. 283.

[46] Ibid.

[47] Ibid. p. 261.

[48] Ibid. p. 157.

[49] Ibid. p 43, 44.

[50] Ibid. p. 77.

[51] Ibid. p 154 et s.

[52] Ibid. p. 159.

[53] Ibid. p. 371

[54] Ibid. p 129 et 134.

[55] Ibid. P. 348

[56] Ibid. p. 114.

[57] https://education.toutcomment.com/article/quelle-est-la-morale-d-alice-au-pays-des-merveilles-de-lewis-carroll-12643.html

[58] Ibid. p. 208.

[59] Ibid. p. 340, 341.

[60] Ibid. p. 345.

[61] Revue L’Altérité : bit.ly/3wNoIKA

[62] Ibid. p. (p 38, 234, 235).

[63] Ibid. p. 35.

[64] Ibid. p. 165.

[65] Ibid. p. 130, 131.

[66] Ibid. p. 159.

[67] Ibid. p. 162.

[68] Ibid.

[69] Ibid. p. 169.

[70] Ibid. p. 261.

[71] Ibid.

[72] Ibid.

[73] Ibid. p. 19, 22.

[74] Ibid. p. 64, 65.

[75] Ibid. p. 137, 138, 139

[76] Ibid. p. 32.

[77] Ibid. p. 38, 130.

[78] En 1965, Irving John Good décrit un concept de singularité plus proche de son acception actuelle, dans le sens où il inclut l’arrivée d’intelligences artificielles générée par une première amorçant le phénomène :

« Mettons qu’une machine supra-intelligente soit une machine capable dans tous les domaines d’activités intellectuelles de grandement surpasser un humain, aussi brillant soit-il. Comme la conception de telles machines est l’une de ces activités intellectuelles, une machine supra-intelligente pourrait concevoir des machines encore meilleures ; il y aurait alors sans conteste une « explosion d’intelligence », et l’intelligence humaine serait très vite dépassée. Ainsi, l’invention de la première machine supra-intelligente est la dernière invention que l’Homme ait besoin de réaliser. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Singularit%C3%A9_technologique

[79] Ibid. p. 257, 261.

[80] Ibid. p. 264.

[81] Ibid. p. 268.

[82] Ibid. p. 269.

[83] Ibid. p. 265.

[84] Ibid. p. 275.

[85] Ibid. p. 276.

[86] Ibid. p. 382.

[87] Ibid. p. p 350, 356, 357.

[88] Ibid. p. 376.